mardi 16 mars 2010

Une liquidation de la réalité



Cette eau n’est pas tout à fait de l’eau.

L’île naine se tient juste dans l’embouchure, face à la mer où deux rivières s’épousent, à droite le Lay, à gauche la Sèvre : et ces épousailles justement sont fécondes en sables, boues, en coques d’huîtres, et de tous rebuts que les rivières calmement arrachent et broient, vaches mortes et chablis, déchets que les hommes jettent par jeu, nécessité ou lassitude, et leurs propres corps d’hommes parfois jetés de même par jeu, nécessité ou lassitude. De sorte que ce n’est pas la droite mer ni le fleuve franc Qu’Eble a sous les yeux, mais quelque chose de tors et de mêlé : mille bras d’eau douce, autant d’eau salée, autant d’eau ni douce ni salée, étreignant mille lots de vases bleue nue, de vase rose et grise nue, de vase rousse, de sable nul, où le diable, c’est à dire rien, va son train. Il est d’ailleurs le seul à pouvoir y mettre le pied, car tout le reste, hommes, chiens, et chevaux, mulots, s’y enfonce en un clin d’œil, dans un suaire de gaz puants. Seules y passent les barges à fond plat qui amènent la pitance des moines, sur les bras d’eau, et encore cette eau est si mince qu’il faut s’aider de grandes perches pour voguer sur la boue. Ce n’est pas la terre, puisque les mouettes crient au dessus des anguilles. Ni la mer, puisque des corbeaux et des milans s’envolent avec une vipère dans le bec…

Ce texte est extrait de « Abbés », livre publié en 2002, absolument magnifique que Pierre Michon a écrit à l’issue d’une résidence dans le marais asséché. Nous sommes en l’an 976, il y raconte à partir de l’île naine de Saint-Michel-en-L’herm, l’arrachement des hommes au chaos originel, c’est-à-dire à la nature informe et muable. Dans ces temps anciens où on démêlait les terres des eaux. St-Michel à quelques kilomètres de l’Aiguillon et La Faute aujourd’hui.



En 1935, devant les paysages semblables de la Hollande, Paul Claudel définissait ce pays comme un espace de préparation à la mer… une anticipation de l’eau par l’herbage…une nappe liquide et végétale où dans les flaques à demi rongées par le point d’un jonc vorace, canaux à perte de vue rectiligne, longs fils brillants qui divisent les polders, l’eau perce et sourd, universelle et l’on s’étonne que le pied encore trouve support dans ce royaume du verre. Au final le paysage Hollandais lui paraissait comme une liquidation de la réalité.

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