Préface aux Dérives immobiles
Un plasticien et un poète s'associent pour créer un livre. Cela n'est pas insolite. Nous connaissons de nombreux exemples de telles collaborations. Pourtant, ces Dérives immobiles vécues et créées par Jean-Pierre Sautreau autour et avec les œuvres peintes de Jean-François Bourasseau sont beaucoup plus qu'une juxtaposition de leurs univers artistiques.
À l'origine, des photos prises au téléphone. Images de trains, de bars, d'intérieurs d'églises ou de maisons, le théâtre de la vie. Clichés bruts, fugitifs, auxquels le peintre ajoute du mouvement et des éléments du monde matériel. Chaque image est reproduite, marouflée, retravaillée et brutalisée, parfois greffée avec des déchirures d'affiche, traitée aux crayons, à l'acrylique, purgée par le sable ou le marc de café, éventuellement enfermée dans un cadre de plastique fondu, jusqu'à devenir un tableau composé, harmonieux, inépuisable dans sa charge symbolique. Dans tous ces tableaux, au bout du compte, Jean-François Bourasseau aura métamorphosé paysage en passage, ou mis en lumière la force d'un objet et l'esprit d'un lieu.
Le poète intervient ensuite, s'empare de l’œuvre, lui donne un nom, instant-lumière, cœur battant, table rouge, manteau d'Arlequin, dernier blues... Il écrit, décrit, inscrit, connote et dénote, verbalise et baptise, assemble et monte mots, phrases et citations, jouant du temps et du vocabulaire dans l'affrontement amoureux de l'espace. Il s'expose en même temps que la peinture sous nos yeux. Il interprète sa partition au fur et à mesure qu'il compose, rythme et danse, consonnes et voyelles, références et comparaisons. En écho aux techniques du peintre, Jean-Pierre Sautreau intègre à son écriture des fragments de la littérature éternelle. On note la présence, entre autres, de Laforgue, Verlaine, Nouveau et Rimbaud, de Cendrars et Kerouac, de Semprun et Modiano. Simenon et John Le Carré sont assis au café de
Tout ceci serait sans aucun doute suffisant pour susciter l'intérêt autour de Dérives immobiles. Mais cet ouvrage a, par rapport à d'autres également réalisés en duo, une particularité essentielle : dans une seconde partie du volume, les auteurs ont voulu nous faire partager le processus de création en y intégrant leur correspondance par courriels pendant l'année 2010. Des échanges touchants, précis et simples, empreints d'humour et du sentiment de camaraderie, marqués aussi par une certaine gravité, dans la mesure où les deux artistes étaient en souffrance, avec d'inquiétants problèmes de santé. L'unification de leurs visions, ce voyage dans le temps, ces Dérives immobiles auront sans doute contribué à les sortir de la douleur, et plus sûrement, indiquent au lecteur un chemin de vie.
Cette œuvre est constamment placée sous le signe du double : Bourasseau et Sautreau, J. - F. et J. - P., livre d’artiste et correspondance, peintures et poèmes, abstraction et figuration, palimpsestes et palissades, métaphores et utopies, espace et temps, papier et courrier électronique, intérieur ou extérieur, humour et sérieux, hernie discale et cancer, mot à mot et goutte à goutte, douleur et joie de vivre... et jusqu'au nom de l'éditeur Soc et Foc, terre et mer.
Toutes ces dualités ré-enchantent le monde, le mettent en lignimages, nous en font ressentir la présence. Et l'unité nécessaire se construit alors, d'une part, dans le plaisir de lirevoir ensemble tous les éléments du livre, et d'autre part, dans la vitalité de l'esprit qui parcourt cette poésure-peintrie,
Lucien Suel