mardi 24 avril 2012

Chronique de la dérive douce



Je ne suis pas déçu mais perplexe du fait qu’on soit obligé de se lever si tôt pour simplement gagner sa vie. Je pensais que la pauvreté était une des conséquences de la dictature, et qu’ici on était passé à une autre étape. On est en 1976. Dany Laferrière a 23 ans et débarque à Montréal fuyant Haïti. Un homme marche en parlant tout seul. Je le suis. Il m’amène à la soupe populaire. Mon instinct ne m’a pas trompé…Ce type me signale qu’il y a un policier au coin de la rue.-Pourquoi me dis-tu ça ?-Écoute l’ami, t’es noir, t’es pauvre, et t’as pas l’air d’un délateur…Le jeune immigré note ainsi, par petites touches incisives et poétiques son nouveau quotidien, sa confrontation avec le dénuement et le racisme. Comme avec l’âpreté climatique : J’écris à ma mère au début de février pour lui faire part que je vis dans un réfrigérateur avec six millions de gens. Ou la crudité sociale : Dans cette usine située à la sortie de la ville, où le recrutement se fait de bouche à oreille avec une préférence pour les sans-papiers, la loi ne pénètre pas. La lumière du jour non plus. Toutes ces notations font la chair d’un livre publié en 1994, « Chronique de la dérive douce ». Dans ce monde plutôt brut, le titre pourrait intriguer. Mais le livre baigne dans la sensualité des initiations des corps : Julie danse pieds nus sur le plancher sale de la cuisine. Je suis assis avec un verre de vin. Le soleil rouge dans l’encadrement de la fenêtre. Une tristesse chic. La lumière des frottements de sa peau noire contre les peaux blanches éclaire toute la chiche vie de l’auteur. J’ai passé la nuit à errer autour de ses fesses sous la lumière blafarde de la lune pour finalement plonger la tête le première, jusqu’au fond du puits, là où la lune ne luit jamais.

Le livre à peine refermé, j’ai aussitôt envoyé un message à ma fille qui me l’avait offert pour mon anniversaire. Il me semblait qu’il te plairait. On reçoit chaque cadeau comme une marque d’amour. Mais dans un livre élu circule un fluide singulier. Dans un livre choisi, l’invitation à partager un plaisir éprouvé corps et âme.
Au bout de très peu de pages j’ai eu le sentiment que ce livre était pour moi. J’ai très vite été dans la joie. Dans l’émotion. Dans l’enchantement de la langue. Très vite le livre m’a envahi l’esprit, coulé dans le corps.
Oui, il m’a beaucoup plu ce livre avec dans son flux les ondes subtiles de ma fille. Avec dans sa chimie les grains de nos sentiments complices. Avec dans sa distillation le même bonheur rare. J’ai finalement reçu ce cadeau comme la dérive douce d’un cœur qui ressent mes propres battements.




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