lundi 22 décembre 2014

La lessiveuse










Succédant aux corps toilettés, le linge sali avait trempé tout le dimanche dans la baillotte. Le lundi maman blanchissait notre mue hebdomadaire. Aux beaux jours elle s’installait dans le jardin. Aux mauvais, dans l’appentis du fond, qu’on appelait, chahutant son genre, le cagna. La remise des outils, des boites de quincaille, des cageots de légumes et clayettes de fruits devenait alors sa buanderie.
Elle commençait par passer un savon aux pièces triées. Le gros cube ivoire Marseille extra-pur. Puis les frottait vigoureusement sur une planche en oblique dans la bassine. Là entrait en scène cette singulière invention digne des  belles histoires de l’Oncle Paul que je dévorais dans Spirou. Une sorte de capsule, dans laquelle elle versait lessive et copeaux de savon, ébouillantant par sa cheminée centrale le linge essangé : la lessiveuse.
Cet objet bien terne le commun du temps, acquerrait le lundi matin une dimension fantastique. La flamme sous le séant, l’étrange zinguerie bleutée bientôt se réveillait en sueur, trémulait, semblant difficilement contenir quelque colère volcanique, sans doute contre nos mauvaises humeurs textiles. A tout moment j’attendais l’explosion du couvercle et l’envolée du fuselage écumant de rage vers la lune.
La vapeur venait embuer l’unique fenêtre. Nous respirions alors une  haleine douceâtre que Reinettes et Conférences parfumaient à l’automne. Ça va bouillir ! Lançait papa à midi, en l’enlevant du feu dans ses bras comme il aurait saisi maman pour l’entraîner dans une valse. Avant d’écouter sur Luxembourg le feuilleton éponyme animé par Zappy Max et sponsorisé par la lessive Sunil qui ajoutait l’éclat à la blancheur. 

mercredi 17 décembre 2014

Grand-mère







Avait-elle jamais franchi le cul de ses champs, le fond de la bonne herbe communale, le soir bleu de son jardin ? Etait-elle jamais sortie de sa chaux  enfumée, de son sol criblé de becs, des lunes dorées de ses comtoises ? Avait-elle jamais laissé son globe de mariée et le portrait retouché de son défunt à fières moustaches ? Je ne l’ai jamais vue chez nous cette grand-mère dont je cherchais en riant le fils, mon père enfant, dans les sépias du buffet.
J’allais la voir en vélo ou en autobus Saviem cette paysanne maigre et charbonneuse, cette ombre osseuse tisonnant son feu de bouses sèches. J’aimais cette sorcière posant la crème de son sourire sur mes mots curieux. J’aimais cette mémé vieux temps tournant entre ses genoux le moulin à café, étalant sur mes tartines la motte jaune paille. Cette mémé cocottes déposant dans ma main un œuf rouge encore chaud.
La maison natale de maman vendue peu après ma naissance, j’ai dû imaginer la pièce bordant la rue dans laquelle elle avait appris la couture sous le regard sévère de sa mère. La grand-mère maternelle, plus ou moins impotente allait de filles en brus. Tous les semestres, on l’avait, comme disait papa, cette belle mère au fichu caractère qui doublonnait la porte culottes. Elle arrondissait l’angle de la cuisine, près de la seule fenêtre baignant la pierre du timbre.
Maman entourait de mille soins cette aïeule débordante. Lui passait geignements et reproches sempiternels. Tranchait toujours pour elle. Je craignais cette ogresse patoisante qui me pressait contre sa poitrine noire pour me chevroter toujours le même Perrault. J’aimais quand elle partait me perdre dans son large fauteuil, semblable à celui de la Maison jaune, laissé vide par Gauguin. Le fauteuil peint par Van Gogh rouge et vert.



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Grand-mère




Avait-elle jamais franchi le cul de ses champs, le fond de la bonne herbe communale, le soir bleu de son jardin ? Etait-elle jamais sortie de sa chaux  enfumée, de son sol criblé de becs, des lunes dorées de ses comtoises ? Avait-elle jamais laissé son globe de mariée et le portrait retouché de son défunt à fières moustaches ? Je ne l’ai jamais vue chez nous cette grand-mère dont je cherchais en riant le fils, mon père enfant, dans les sépias du buffet.
J’allais la voir en vélo ou en autobus Saviem cette paysanne maigre et charbonneuse, cette ombre osseuse tisonnant son feu de bouses sèches. J’aimais cette sorcière posant la crème de son sourire sur mes mots curieux. J’aimais cette mémé vieux temps tournant entre ses genoux le moulin à café, étalant sur mes tartines la motte jaune paille. Cette mémé cocottes déposant dans ma main un œuf rouge encore chaud.
La maison natale de maman vendue peu après ma naissance, j’ai dû imaginer la pièce bordant la rue dans laquelle elle avait appris la couture sous le regard sévère de sa mère. La grand-mère maternelle, plus ou moins impotente allait de filles en brus. Tous les semestres, on l’avait, comme disait papa, cette belle mère au fichu caractère qui doublonnait la porte culottes. Elle arrondissait l’angle de la cuisine, près de la seule fenêtre baignant la pierre du timbre.
Maman entourait de mille soins cette aïeule débordante. Lui passait geignements et reproches sempiternels. Tranchait toujours pour elle. Je craignais cette ogresse patoisante qui me pressait contre sa poitrine noire pour me chevroter toujours le même Perrault. J’aimais quand elle partait me perdre dans son large fauteuil, semblable à celui de la Maison jaune, laissé vide par Gauguin. Le fauteuil peint par Van Gogh rouge et vert.



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vendredi 12 décembre 2014

On n’est pas du même monde









On n’est pas du même monde ! disait aussi maman compliquant encore notre navigation. Car l’autre humanité ainsi désignée, constituait pour une large moitié la communauté des gens du même bord. A la suivre, il ne nous restait donc qu’un gros quart d’individus fréquentables. Car cette remarque visait autant à opposer notre réalité sociale qu’à remémorer nos strates, entretenir le terreau  familial, préserver la vie menue de son enfance.
Ce n’était pas pour fuir son milieu qu’elle avait laissé, après la guerre, ses quelques hectares. Mais parce qu’elle les avait nourri de trop de peine et de solitude le temps de revoir un homme affaibli et incapable d’y enfoncer le soc. Ni par ambition sinon de reprendre la couture, son métier d’apprentissage. A la ville, elle avait accepté de servir, avant que papa ne dégotte un emploi de magasinier. Une bonne place avait-elle dit alors.
Une place dans le monde du smig, avec au bout de ses rognures, la modeste maison et son empiècement jardinier, dans la cuisine la belle ébénisterie d’un Ducretet et la fonte ouvragée d’une Singer. Une place au soleil, un astre palot de printemps qui la contentait et qu’elle astiquait à Pâques en confectionnant pour toute la famille des habits neufs. Ce jour-là, dans les travées, on passaient aperçus par toute l’autre moitié des endimanchés.
C’était sa coquetterie. Sitôt rentrée, elle remettait le sarrau. Cette fronde couturière visait surtout à faire réclame de son habileté. Maman n’enviait pas les autres. Elle avait l’âme toujours ouverte au cœur noir de sa terre. Ces pièces couturées de joncs et d’iris où le ciel venait tremper son mufle. Ce monde de tintements et sonnailles que j’entendais parfois dans ses yeux. L’autre monde de l’enfant des champs.














mardi 9 décembre 2014

On n’est pas du même bord








 



Enfant, j’aimais ce moment où les mains maternelles venaient me soulever légèrement pour tendre draps et couverture sous le matelas, tapoter, l’hiver, le gros édredon grenat. C’était un geste rare, le soir des gros rhumes ou des petites maladies. Le soir des bouillottes ou briques brûlantes glissées au fond du lit.  La terre, alors pouvait se retourner, m’entraîner dans son manège d’étoiles. Je ne craignais rien. J’étais  bordé. Je pouvais naviguer ohé, ohé sur la voie lactée.
La maison tournait autour de maman. Après Dieu, elle était seul maître à bord. La couturière, qui ourlait sur sa Singer ses façons, coupait en deux le monde. Ceux qui lustraient les bancs de l’église et les autres qui ciraient l’acajou du bistro les jours de mise en bière. Elle disait traçant une ligne infranchissable, susceptible d’aucune élasticité, sous peine d’une chute infernale, mais donnant à la vie un goût de funambulisme : « On n’est pas du même bord ».
Sorte d’anathème évidemment fort peu chrétien, décourageant, malgré l’ombre du commandement, d’aimer le prochain comme soi-même, mais qui permettait de délimiter un front et de solidariser une communauté en identifiant les forces ennemies. Ainsi les rouges pour lesquels elle avait la main large trouvant au  radical le plus tiède honorant les travées épiscopales à Noël ou à Pâques des humeurs consanguines avec le coco reconnu..
L’ivraie de gauche, en résumé, qui mettait ses mioches à la Laïque. Quand le bon grain évidemment grossissait l’école libre, comme elle disait, l’école des curés pour l’autre camp. J’allais donc au Sacré-cœur éprouver sa blouse grise au noir pupitre aux deux encriers et mon cœur de porcelaine au celluloïd des frères dits de Saint-Gabriel. Ma crainte alors, au retour, était d’être entraîné dans une guerre des marrons par une troupe de l’autre bord.


 sculpture en papier mâché de Camelus.







samedi 6 décembre 2014

La Baillotte





 






L’hygiène brillait dans tous ses livres d’école. La propreté est la meilleure condition de la moralité. Celui des sciences, de lecture, de morale. Comment une âme délicate et noble pourrait-elle habiter un corps sale et négligé ? Maman récurait l’émail de ses patrons, rue des Gentilshommes. La malpropreté sépare les hommes plus que ne fait l’inégalité des fortunes. Sur sa table de toilette, la fine Sarreguemines fleurie de sa cuvette et son broc de mariage.
          Le jour de son Certificat d’Études Primaires, elle avait dû longuement se pencher sur une baignoire mesurant 70cm de large, 1m30 de long, et 70cm de profondeur dont il fallait résoudre le temps de remplissage sachant que le robinet débitait 70 litres par minute. Notre bassine de zinc faisait 80cm de diamètre. On disait la baillotte qui servait aussi pour la lessive. Je remuais dedans comme un hanneton dans une tasse.
           Le dimanche matin papa la déposait dans l’arrière-cuisine. Pour le petit paquet de linge sale. Maman avait sorti des habits propres de la lavande. C’était le jour de la toilette en grand. Le reste de la semaine la propreté s’arrêtait au cou. Débarbouillage de chat. Que recouvrait en grand pour eux ? Les corps étaient soustraits. Le nu honteux. Elle ne s’attardait pas sur mon jésus. Dieu prenait certaines parties avec des pincettes.
          Je tournais sous la caresse savonneuse du gant. Sur l’eau vite refroidie elle inclinait le bec de la bouilloire saisie sur le rond rougi de la cuisinière à charbon. Je dansais un peu. Je sortais comme un sou neuf tremblotant dans la serviette, décrassé pour la grand-messe. La maison a été agrandie d’une salle d’eau l’année de mon certificat d’études et son récurrent problème de baignoire qui, en plus pour moi, fuyait.





lundi 1 décembre 2014

La bobine








Tic, tic, tic, sous le pied-de-biche, l’aiguille trottine dans le tissu que maman guide de ses deux mains. Le fil du dessus boucle celui du dessous. Canette et bobine se nouent. Bobine est cousu de six caractères. Si je défais son nœud, je peux tirer l’extra-fort de la pellicule, le câblé de la binette ou le nylon du moulinet. Laisser donc aller ma ligne au fil des mots, pousser un peu le bouchon coloré dans le courant des pages.
Tacatam, tacatam, le Pacific Express siffle mon chariot de western. Je l’ai fabriqué avec deux des petits cylindres de bois débobinés que maman m’a donné. Sur leurs roues tourne l’étiquette de papier DMC ou THIRIEZ avec sa tête de cheval. Tacatam, tacatam, en revenant de l’école, je prends son chemin de points dans la longue plaine de son ouvrage. Lance mon lasso autour de son cheval de fer.
Clic, clic,clic, sur le rouleau frappent les barres, le chariot cahote sur le papier que couturent mes deux doigts. Le filet d’encre croise le fil de mes pensées. Consonne et voyelle se serrent. Voyelle est une agate. Si je dénoue son  chatoiement, je peux délier le noir métallique, le blanc ou bleu porcelaine, le vert ou rouge vernissé. Colorer ces jours de stylo-bille qui n’avançaient que d’une pichenette.
Clic, clic, clic, les touches s’enfoncent. Tic, tic, tic, l’aiguille tressaute. Nos deux pièces croisent leurs chemins de piqûres. Le corps longtemps sur le métier, nous cousons de concert. Clic, clic, clic, je lui pique des mots, tacatam, tacatam, pour faire un beau voyage. Un poème qui tombe aussi bien que la blouse qu’elle m’essaie. Un poème avec des escarbilles dans les calots et des marbres dans les poches.