vendredi 12 décembre 2014

On n’est pas du même monde









On n’est pas du même monde ! disait aussi maman compliquant encore notre navigation. Car l’autre humanité ainsi désignée, constituait pour une large moitié la communauté des gens du même bord. A la suivre, il ne nous restait donc qu’un gros quart d’individus fréquentables. Car cette remarque visait autant à opposer notre réalité sociale qu’à remémorer nos strates, entretenir le terreau  familial, préserver la vie menue de son enfance.
Ce n’était pas pour fuir son milieu qu’elle avait laissé, après la guerre, ses quelques hectares. Mais parce qu’elle les avait nourri de trop de peine et de solitude le temps de revoir un homme affaibli et incapable d’y enfoncer le soc. Ni par ambition sinon de reprendre la couture, son métier d’apprentissage. A la ville, elle avait accepté de servir, avant que papa ne dégotte un emploi de magasinier. Une bonne place avait-elle dit alors.
Une place dans le monde du smig, avec au bout de ses rognures, la modeste maison et son empiècement jardinier, dans la cuisine la belle ébénisterie d’un Ducretet et la fonte ouvragée d’une Singer. Une place au soleil, un astre palot de printemps qui la contentait et qu’elle astiquait à Pâques en confectionnant pour toute la famille des habits neufs. Ce jour-là, dans les travées, on passaient aperçus par toute l’autre moitié des endimanchés.
C’était sa coquetterie. Sitôt rentrée, elle remettait le sarrau. Cette fronde couturière visait surtout à faire réclame de son habileté. Maman n’enviait pas les autres. Elle avait l’âme toujours ouverte au cœur noir de sa terre. Ces pièces couturées de joncs et d’iris où le ciel venait tremper son mufle. Ce monde de tintements et sonnailles que j’entendais parfois dans ses yeux. L’autre monde de l’enfant des champs.














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